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REPORTAGE

Violences inouïes : Le témoignage des réfugiées au Tchad face à la crise soudanaise


Alwihda Info | Par Alwihda - 17 Février 2024


« Toutes les personnes semblent avoir traversé un drame. Une infirmière de pédiatrie me racontait que certaines femmes hurlent la nuit, “ils arrivent, ils arrivent” »


Françoise Duroch, Nelly Staderini, Pamela Were, Clémence Chbat

Des réfugiées soudanaises accueillies à l'Est du Tchad. Illustration © Djibrine Haïdar/Alwihda Info
Des réfugiées soudanaises accueillies à l'Est du Tchad. Illustration © Djibrine Haïdar/Alwihda Info
Blessures intimes
 
Depuis le début du conflit en avril 2023 opposant l’armée régulière aux forces de soutien rapide au Soudan et notamment au Darfour occidental, un afflux de réfugiés sont arrivés par 32 points d’entrée dans l’est du Tchad, fuyant un déferlement de violence sur la population civile. Ils sont aujourd’hui près d’un demi-million, répartis dans plusieurs camps et dans un dénuement presque total. 86% sont des femmes et des enfants, et 22% ont moins de 4 ans, alors que l’accès aux services de base reste largement insuffisant. Médecins Sans Frontières (MSF) est présente depuis le début de la crise dans la petite ville d’Adré à la frontière entre le Tchad et le Soudan, où des populations se sont spontanément regroupées lors des premières vagues migratoires, et fournit un approvisionnement en eau potable, des soins de santé, chirurgicaux et obstétriques, ainsi qu’un support psychologique dans un contexte précaire. A ce titre, l’organisation a reçu, entre juillet et décembre 2023, 135 patientes déclarant avoir été victimes de viols. L’âge des patientes varie entre 14 et 40 ans, 18 d’entre elles ont moins de 18 ans. Les agresseurs étaient armés dans 90% des cas et les femmes ont principalement été attaquées au Soudan, avant leur arrivée au Tchad. Sara, réfugiée à Adré, témoigne : « Au Soudan, ils ont tué sans hésiter, même les enfants, je l’ai vu de mes propres yeux. Ils ont violé des femmes, aussi à plusieurs. Ils les tuaient si elles résistaient. S’ils entraient dans un endroit où se trouvaient 20 hommes, ils les tuaient tous. Je me concentre sur Dieu pour qu’il me vienne en aide. »
 
Il est à craindre que les cas mentionnés dans cette analyse ne représentent qu’une infime partie des violences sexuelles qui ont été perpétrées dans la région : la crainte de représailles, l’impunité et le risque de se retrouver ostracisée par sa communauté, ainsi que l’extrême dénuement de la plupart de ces personnes réfugiées aujourd’hui dans des camps de fortune, sont autant d’obstacles à une possible réparation psychologique et sociale. Une coordinatrice de MSF, alors en charge de l’activité de prise en charge des patientes, rapporte : « Le regard de la famille et de l'entourage était un véritable challenge dans ce domaine. Plusieurs exprimaient la peur de se voir rejetées, mises au ban de la société, si jamais leur situation était connue de leurs proches. » D’autre part, la plupart des personnes ignoraient la possibilité d’un accès aux soins suite à leur agression.
 
Violences multiples

Près d’un quart des patientes rapportent avoir subi au moins une agression sexuelle antérieure et plus de 40% d’entre elles ont été violées par plusieurs agresseurs. La moitié des patientes ont été abusées à leur domicile, et des membres de leurs familles ont été quelquefois témoins de la scène et également maltraités, voire abattus : « Une femme a raconté que son mari avait été exécuté devant elle par un homme, puis cet homme lui a demandé devant ses 3 enfants si elle voulait vivre ou mourir, elle a demandé à ce qu’il ne tue pas ses enfants, il lui a imposé une fellation. Elle est venue à la maternité en pleurs, et disait vouloir mourir, qu’elle aurait dû mourir ce jour-là plutôt que de vivre cette horreur. Deux de ses enfants étaient avec elle. Une de 6 ans était mutique et l’autre de 3 ans hurlait sans arrêt. »
 
33 personnes soulignent des violences associées à leur viol, soit sur leur personne, soit sur un membre de leur famille. Les pères qui tentent de protéger leur fille sont souvent blessés, les mères menacées de mort, les victimes sont souvent rouées de coups avant et après le viol. Dans un grand nombre de cas, plusieurs hommes participent à l’agression, certains menacent la victime, d’autres la maintiennent ou montent la garde pendant le viol. D’autres femmes ont été abusées lors de leur fuite, quand elles tentaient de retourner à leur domicile pour chercher des biens, ou pendant leurs activités quotidiennes : collecte d’eau, de paille ou de bois de chauffe : « Aussi, des femmes ont été violées durant cette traversée. Les personnes armées les emmenaient dans un bâtiment à l’écart. Des viols collectifs ont été décrits dans ces bâtiments et des femmes en mouraient selon le récit de deux d’entre elles. »
 
Séquestrations, homicides et extorsions

D’autres patientes soulignent avoir été séquestrées et disent avoir également perdu des amis et des parents pendant l’attaque. Ces détentions – allant d’une nuit à plusieurs mois – sont retrouvées dans 13 récits, certaines victimes rapportant qu’elles étaient ligotées pendant la journée et violées pendant la nuit, d’autres qu’elles devaient accomplir des tâches domestiques. Les attaques par un groupe de personnes armées sont fréquemment évoquées, et les femmes ont quelquefois été témoins de meurtres d’enfants, de collègues, de membres de leur communauté, en général des hommes. Une personne sur dix rapporte un vol associé à l’agression et les violences ne s’arrêtent pas lors de leur arrivée dans les camps. Clémence Chbat, qui s’est entretenue avec un groupe de personnes réfugiées, fait également état de fouilles abusives à des fins d’extorsion, notamment par intrusion de leurs parties intimes : « Sous une tente, des femmes ont raconté qu’elles avaient été fouillées durant leur passage à Adré, les cheveux, sous les bras, les seins, et même entre les jambes, elles ont fait le geste. Ils ont poussé leurs voiles et ont mis la main dans le vagin pour vérifier qu’elles n’avaient pas caché de l’argent ou des bijoux dedans. Une vieille dame a dit que c’était là qu’elle avait caché son argent et que de ce fait ils lui avaient tout pris. » Actuellement, l’insécurité qui règne dans les camps apparaît comme un facteur limitant pour les femmes qui doivent se rendre à l’hôpital pour accoucher, préférant donc donner naissance à leur enfant à leur domicile au péril d’éventuels risques pour leur santé.
 
Traumatismes et grossesses non désirées

Les agressions portent quelquefois sur des personnes vulnérables, enceintes ou en situation de handicap. Les patientes évoquent lors des consultations une perte de sommeil et d’appétit, des douleurs généralisées et leur anxiété, notamment quand elles sont sans nouvelles d’un membre de leur famille. D’autres, la crainte d’être tombée enceinte suite à l’agression : 30% d’entre elles ont en effet un test de grossesse positif et certaines n’ont pas eu de retour de règles depuis leur viol. De nombreux signes cliniques évoquent la contraction de maladies sexuellement transmissibles et possiblement du VIH pour quelques cas. De nombreuses personnes ont perdu dans ce conflit un membre de leur famille ou de leur communauté : « Il y a eu beaucoup de témoignages à propos de cadavres près des maisons et sur les routes, et que ça sentait mauvais. Une femme a expliqué que la maison de ses voisins, avec 10 personnes, avait été brûlée, et qu’ils étaient tous morts. » Par ailleurs, une récente enquête d’Epicentre, le centre de recherche en épidémiologie de MSF, révèle une surmortalité importante à partir du début du conflit en 2023. Ce sont les réfugiés abrités dans le camp d’Ourang, qui viennent principalement d’El Geneina, qui ont été les plus durement affectés, avec un taux de mortalité multiplié par vingt à partir d’avril. Le deuil d’un proche amplifie alors le traumatisme lié à l’agression sexuelle.
 
Précarité

Les femmes présentes dans ces camps sont majoritairement seules, et souvent l’unique soutien de leur famille. La malnutrition aiguë est d’ores et déjà présente, touchant essentiellement les jeunes enfants, et des distributions alimentaires à grande échelle devraient être rapidement organisées par le Programme Alimentaire Mondial – dont le financement pour cette crise s’avère insuffisant – pour éviter une mortalité dramatique chez les plus vulnérables. Aujourd’hui, les personnes qui ont trouvé refuge au Tchad ont un besoin urgent d’avoir accès à des biens et des services pour tenter de trouver un peu d’apaisement après ce déluge de violence : de l’eau, des toilettes, du matériel d’hygiène, notamment des protections menstruelles, des vivres en quantité suffisante, et bien sûr un sentiment de sécurité. Les femmes demeurant exposées à des risques d’agressions dans les camps et leurs alentours, les autorités compétentes doivent impérativement prendre des mesures qui pourraient comprendre, sans s’y limiter : un éclairage suffisant des sites, une séparation par genre des structures sanitaires et une distribution de combustible pour limiter les collectes de bois hors du camp. Un strict minimum pour pouvoir envisager le jour d’après sans le spectre d’une agression. Un strict minimum pour pouvoir prendre soin de celles et ceux qui ont survécu.
 
Françoise Duroch est responsable de l’unité de recherche de MSF à Genève. Nelly Staderini et Clémence Chbat sont référentes des programmes en santé reproductive pour MSF, à Genève et à Paris. Pamela Were est sage-femme pour MSF et travaillait récemment au Tchad.



Pour toute information, contactez-nous au : +(235) 99267667 ; 62883277 ; 66267667 (Bureau N'Djamena)