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POINT DE VUE

Tchad: 'Quand l’empire de la peur s’installe dans nos greniers'


Alwihda Info | Par - ҖЭBIЯ - - 12 Septembre 2008


Il y en a qui ont tellement peur pour s’exprimer à visage découvert au point que l’Internet leur apparaisse comme seul et unique rempart pour l’exercice de leurs libertés. Celles de réfléchir, de penser et d’écrire. On y recourt anonymement pour dire tout le mal qu’on pense l’un de l’autre. On en profite pour déverser sa bile. On y revendique le droit pour soi mais on le refuse pour l’autre. Et l’autre ce n’est pas soi mais c’est lui, c’est eux, c’est vous. Ce n’est pas moi, ce n’est pas nous. On croit détester. Mais au fait, on se déteste soi même. Tel est le Tchad d’aujourd’hui. Telle est l’atmosphère qui règne chez nous, entre nous. Nous, des femmes et des hommes condamnés tout de même à vivre-ensemble dans cet espace géographique appelé Tchad.


Tchad: 'Quand l’empire de la peur s’installe dans nos greniers'

Le billet du vendredi: une chronique hebdomadaire de Michelot Yogogombaye


Quand l’empire de la peur s’installe dans nos greniers


Ainsi donc les tchadiens ont peur. Ils ont définitivement peur les uns des autres. Impossible de dialoguer sans s’inquiéter, de palabrer sans agresser et ou sans se faire agresser ; de discuter sans insulter et ou sans se faire insulter ; de saluer sans attaquer et ou sans se faire attaquer. Chaque matin on scrute les écrans d’ordinateurs. On allume et (ré) allume son écran pour y voir le prochain insulteur ou la prochaine personne à insulter. Et gare à celui qui y ouvre la bouche et hop une avalanche d’insultes et de menaces de tous genres. L’atmosphère exécrable se résume à peu près à ceci : tu surgis, je surgis ; tu proclames ta vérité, je proclame ma vérité. C’est tout. La raison, cette chose la mieux partagée au monde n’est point tchadienne. On cesse d’être raisonnable quand on est tchadien. Telle est l’atmosphère. Telle est notre destin. Et chemin faisant, la peur de l’autre s’installe. Elle s’installe et installe son empire chez nous, jusque dans nos greniers, dans nos toilettes: « l’autre » n’est pas l’adversaire mais l’un ennemi à abattre. À abattre pour avoir le culot de dire ça. Il ose exprimer son opinion. Il devient donc un ennemi à abattre. Rien à faire ! Ainsi l’empire de la peur s’incruste dans nos esprits. Elle y installe son matériel de bivouac. Elle s’y installera encore et pour combien de temps ?

Oui, la peur de « l’autre », de son voisin, s’installe et installe son empire chez nous. Nous avons peur les uns des autres. Le Nord a peur du Sud. Le Sud redoute le Nord. Les communautés deviennent susceptibles : les musulmans ont peur des chrétiens, les chrétiens ont peur des musulmans. Les animistes s’arrachent les cheveux. Les hommes ont peur des femmes et les femmes ont peur des hommes. Les parents ont peur de leurs enfants et les enfants ont peur de leurs parents. Les frères et sœurs ont peur les uns des autres. Persuadés que l’autre est un danger pour soi. Les réactions sont pour la plupart irrationnelles, parfois passionnelles et démesurées. Il y en a qui ont tellement peur pour s’exprimer à visage découvert au point que l’Internet leur apparaisse comme seul et unique rempart pour l’exercice de leurs libertés. Celles de réfléchir, de penser et d’écrire. On y recourt anonymement pour dire tout le mal qu’on pense l’un de l’autre. On en profite pour déverser sa bile. On y revendique le droit pour soi mais on le refuse pour l’autre. Et l’autre ce n’est pas soi mais c’est lui, c’est eux, c’est vous. Ce n’est pas moi, ce n’est pas nous. On croit détester. Mais au fait, on se déteste soi même. Tel est le Tchad d’aujourd’hui. Telle est l’atmosphère qui règne chez nous, entre nous. Nous, des femmes et des hommes condamnés tout de même à vivre-ensemble dans cet espace géographique appelé Tchad.

Tenez ! Il a suffit que Monsieur Mahamat Nouri, un des chefs rebelles accorde une interview en arabe et y déclare : « le Tchad est un pays à tradition arabo-musulmane » [encore que ce n’est qu’une traduction faite par quelqu’un qui n’est pas de langue maternelle arabe, et non l’originale des propos] et hop des réactions en chaîne, parfois à la limite de l’irrationnel inondent la toile. Réactions contre réactions ; commentaires contre commentaires ; soutiens contre désapprobation etc. Un langage alarmiste et de « mahamatnouripéssimiste » se déchaîne. Des réactions qui, pour la plupart, ne prennent même pas en compte le contexte du moment, n’analysent même pas le mobile de ces propos qui sont, à mon avis, des propos avant tout politiques d’un homme politique tenus pour des raisons politiques dans un contexte politique particulier. Exactement comme c’était le cas, la semaine dernière, de la Ministre suisse des affaires étrangères qui déclarait à la presse, je cite : « il faut négocier avec al Quaida et la Suisse est prête à cela ».

Et pourtant, des déclarations comme celles de Monsieur Nouri ne sont vraiment pas nouvelles dans le paysage politique tchadien. Le premier président du Tchad, François [Ngarta] Tombalbaye n’avait-il pas tenu de tels propos devant la presse? N’avait-il pas déclaré en 1974 que « le Tchad est un pays arabo-musulman » ? Les tchadiens n’étaient-ils pas invités, à l’occasion de la visite du Roi Fayçal, à démontrer par leur accoutrement vestimentaire que le Tchad est un pays musulman ? Le pays lui-même, le Tchad, n’est-il pas aujourd’hui membre de l’Organisation de la Conférence Islamique ? Enfin la Conférence Nationale du Tchad de 1993 n’a-t-elle pas adopté et fait inscrire l’arabe comme langue officielle dans la loi fondamentale du Tchad ? Est-ce pour autant dire que Tombalbaye et la Conférence nationale reniaient l’identité des autres communautés ethniques tchadiennes, notamment négro-africaines ? Et au Tchad, quelle communauté n’est pas « négro-africaine » ?

Ne nous avait-on pas enseigné et raconté que « nos ancêtres  étaient des gaulois »? Est-ce pour autant dire qu’aujourd’hui les tchadiennes et les tchadiens sont devenus descendants des gaulois ? Et pourtant, contrairement à la déclaration de Monsieur Mahamat Nouri, la révision et l’enseignement de notre histoire —qui avaient même remis en cause notre identité (nos ancêtres les gaulois) —, tout comme les déclarations politiques de Tombalbaye ainsi que les Actes de notre Conférence Nationale n’avaient pas déclenché de réactions en chaîne telles qu’on pouvait lire aujourd’hui sur la toile! Comment alors expliquer ces réactions? Comment les interpréter ?

Notre société avait reçu un choc moral et psychologique énorme le 12 février 1979. Depuis, elle ne s’en est pas encore totalement remise. Au contraire, elle continue à se fissurer, à se fragiliser, à se désorienter, à se perdre et à perdre ses repères. Elle reste perpétuellement sur son qui-vive ; elle se tient constamment en alerte. Elle tremble à la moindre occasion, à l’écoute du moindre bruit. Depuis ce fameux « 12 février 1979 » en effet, nos communautés culturelles et religieuses se craignent respectivement. Chacun craint à tort ou à raison d’être diluée dans l’autre. Beaucoup de tchadiens non musulmans craignent d’être dilués dans la culture arabo-musulmane. Certains musulmans redoutent le christianisme, une religion qu’ils ne connaissent pas, ou refusent toujours de connaître. Ainsi, du fil à aiguille, nous avons tous peur les uns des autres. « Eux », ont peur de nous. « Nous », avons peur d’eux. Les minorités ont peur des majorités et les groupes majoritaires ne comprennent pas la peur des groupes minoritaires etc. Et le cercle vicieux est ainsi mis en place. De peur à l’incompréhension ; de réaction en provocation…, chacun s’improvise en meilleur défenseur de son camp, face à l’autre. Chaque camp cherche à s’affirmer, à exister, même au détriment de l’autre. Il faut montrer sa force, baliser son terrain, prouver son existence. Et les puissances étrangères s’y mêlent. Et voilà l’engrenage! Et, dans cette guéguerre, l’Internet est abondamment, parfois abusivement, souvent inconsciencieusement, voire même malhonnêtement, mis à contribution au nom de la liberté d’expression qu’on vient de découvrir. On y publie des déclarations surprenantes, des propos incendiaires et des commentaires qui tuent. Résultat de ce jeu de haine : la fragmentation du pays, la méfiance réciproque, la fragilisation de l’unité nationale, l’instauration de la loi de la jungle. Et comme toujours et encore ce sont les ennemis du Tchad qui tirent de cette braise de haine le meilleur de leurs marrons. Ils en tirent un maximum de profit tandis que le peuple, lui, sombre, se disloque, meure et se meure.

Les ennemis du Tchad, qui sont-ils, eux qui tirent toujours leurs marrons du feu? « Eux »? Ce sont ceux qui surfent merveilleusement sur la vague des angoisses du peuple. Ce sont ceux qui entretiennent et exploitent sans vergogne les ressorts identitaires et la corde sensible de la religiosité. Ils ne ratent aucune occasion de « diviser pour régner » et ils trouvent toujours en notre sein des relais, d’ignorants valets pour crier leur haine de l’autre. Ils en profitent. Ils profitent des inquiétudes et de la déstabilisation de nos populations, de l’opinion publique qu’ils n’hésitent pas à manipuler pour asseoir leur besoin d’exister.

Nous devons refuser de leur donner cette belle opportunité de nous détruire dans notre existence. Tout le monde, en premier lieu les arabophones du Tchad eux-mêmes, sait que le Tchad est, demeure et demeurera irrévocablement laïc, multiculturel et multiconfessionnel. Depuis toujours on y exerce librement sa liberté de conscience et de religion. Cet état de chose est sans doute irréversible et notre Conférence Nationale l’a encore confirmé en 1993. Alors pourquoi s’insulter ? J’ai lu et relu la traduction de l’interview « litigieux » de Monsieur Nouri. Nulle part je n’ai vu les mots « Tchad exclusivement arabo-musulman ». Même pas en recourant à l’interprétation « in extensio » du texte. A moins qu’on y voit ce qu’on veuille bien y voir. Dans ce cas, la réalité n’y est.

Notre État, dans sa configuration actuelle, est de création récente. Quelques 250 ethnies y vivent actuellement. L’unité nationale y est encore très fragile. Un travail politique considérable reste à faire pour arriver à donner à chacun de nous un sentiment national qui n’existe pas en ce moment. Le temps n’est pas pour mettre de l’huile sur le feu. Nous n’avons aucun intérêt à réveiller le démon. Ce n’est pas, non plus, le moment de surfer sur la vague identitaire par des manœuvres conscientes ou inconscientes.

Nous devons nous imposer un devoir de prudence et un sens de responsabilité les uns et les autres. Nous devons prendre conscience du caractère dangereux de telles manœuvres dilatoires et leur opposer un effort de dialogue et un exercice de la raison. Il nous faut mettre du bon sens, de la mesure et du respect au centre de nos échanges, de nos débats. Le bon sens tout simplement pour nous inviter à plus de prudence dans l’exercice de la provocation. La mesure dans la provocation afin de provoquer utilement, humoristiquement, un peu plus subtilement, voir même intelligemment, pourquoi pas. Il faut éviter de provoquer inutilement, gratuitement, juste pour blesser, par inconscience, uniquement pour se montrer, ou simplement par orgueil... Cela mérite réflexion. Car l’arrogance nourrit les haines, quels que soient les camps. « Œil pour œil rend le monde entier aveugle », disait Mahatma Gandhi. Il ne sert à rien d’exacerber les susceptibilités identitaires dans le contexte actuel de la marche de notre pays.

Voltaire disait : « Ah, insensé qui crois que je ne suis pas toi. Quand je parle de moi, c’est que je parle de toi ». Nous sommes les membres d’une même grande famille, chacun avec ses spécificités, ses particularités, sa différence. Mais comme les doigts des mains, nous sommes forts complémentairement. Quand nous agressons verbalement ou physiquement notre adversaire, notamment en politique, n’allons pas en profondeur dans cette agression. Ce serait creuset un trou profond au milieu du village. Nous risquerions d’y tomber nous-mêmes un jour. Tant il y vrai qu’en politique, il n’y a pas d’ennemis. Il n’y a que des adversaires qui peuvent devenir des partenaires de demain.

Certes, nous découvrons en ce moment les délices de l’exercice de la liberté d’expression. Evitons que la peur ne nous fasse sacrifier cette liberté nouvellement conquise sur l’autel de l’inconscience et de l’exagération. Il est important de s’exprimer et laisser aussi s’exprimer les autres. Autrement, il est important de se battre pour apprivoiser définitivement cette liberté ; la maintenir vivante, la consolider coute que coute et l’exercer intelligemment. L’exercice de cette liberté n’est pas incompatible avec celui de la raison. Il n’est nullement utile pour notre fragile unité de surfer sur la corde sensible de l’ethnie et ou sur la vague des susceptibilités religieuses. En tant que citoyen de notre pays, nous devrions agir pour nous redonner de l’espoir. Redonner de l’espoir aux minorités de notre pays afin qu’elles se sentent en sécurité auprès des groupes ethniques majoritaires. Redonner de l’espoir aux groupes ethniques majoritaires de notre pays ; leur reconnaître pleinement la place qu’ils méritent d’occuper afin qu’ils ne se sentent pas étrangers et frustrés dans leur propre pays. C’est de cette façon que nous arriverons à nous faire mutuellement confiance. Ceci ne sera possible que si nous agissons tous comme une grande famille et non comme un ensemble d’individus séparés les uns des autres par des considérations métaphysiques.

Michelot Yogogombaye.
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