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AFRIQUE

Djibouti : L'arbitraire à l'état pur


- 25 Décembre 2016


Djibouti Incarcéré depuis mai 2010, Mohamed Ahmed Edou, militant du Frud, devait être libéré, d'après le jugement de la cour d'appel. Le président Guelleh en a décidé autrement. Le doyen des prisonniers politiques djiboutien reste en prison.


© Afrique-Asie Magazine, novembre 2016

Par Hassan Mokbel

Le 6 octobre 2016, la chambre d'accusation de la cour d' appel de Djibouti a créé la surprise en ordonnant la libération d'office de l' opposant Mohamed Ahmed Edou, dit « Jabha », militant du Front pour la restauration de l'unité et de la démo-cratie à Djibouti (Frud), maintenu arbitrairement en détention depuis le 3 mai 2010. Cette ordonnance a eu pour effet immédiat de déclencher l'ire du président Ismaël Omar Guelleh. II s'est une fois de plus substitué à la justice en annulant cette libération.

Un long chemin judiciaire

Petit rappel des faits qui ont conduit Jabha dans cette situation inextricable : le 3 mai 2010, le militant s'interpose et empêche in extremis le viol d'une femme enceinte par des soldats de l' armée djiboutienne. Arrêté manu militari, il est immédiatement conduit dans une des casernes militaires du nord de Djibouti, où durant plusieurs jours il est mis au secret et maltraité. Transféré ensuite à Djibouti, il est remis aux mains des services de Sécu-rité et de documentation (police politique). C'est au sein de ce service que Jabha a subi la torture sous toutes ses formes. Il en porte toujours les séquelles.

Le 29 septembre 2015, le procureur de la République requiert le maintien en détention de Jabha et le renvoi du dossier devant la cour pénale. Le 5 novembre, la chambre d'accusation suit comme d'habitude le réquisitoire.

Jabha se pourvoit en cassation. C'est désormais au tour de la Cour suprême de Djibouti de rendre sa décision. Elle casse et annule tout bonnement l'arrêt du 5 novembre et renvoie le dossier devant la chambre d'accusation qui devra être « différemment composée".

 

LES ÉCHOS QUI LUI PARVIENNENT LUI PROUVENT QUE SON COMBAT N'EST PAS VAIN.

Le 6 octobre dernier, cette chambre d' accusation, composée de nouveaux juges, rend sa décision : toute la procé-dure est annulée pour vice flagrant de procédure et la remise en liberté immédiate de Jabha est ordonnée. Mais, par le fait du prince, celui-ci reste en prison. Un acte qui coupe la voie à tout recours. On le renvoie donc à la case départ: la prison, sans limite de temps déterminé.

Toujours debout...

Si le dossier Jabha n'est pas tombé aux oubliettes c'est grâce, d'une part, aux actions menées par les dirigeants, militants et sympathisants du Frud et la diaspora djiboutienne, et, d'autre part, grâce aux démocrates français et étran-gers qui n'ont pas ménagé leurs efforts dans la lutte contre l'injustice. Enfin, la pugnacité de son avocat Me Bérenger Tourné, épaulé à Djibouti par son cor-respondant, Me Zakaria Abdillahi, a grandement contribué à tenir les médias et l'opinion informés tout en multi-pliant les recours. L'homme n'est pas tendre avec le régime djiboutien, qu'il qualifie d'« autocratique ». Djibouti persiste dans son mépris des valeurs démocratiques, « Djibouti n 'est pas un Etat de droit », renchérit l'avocat. Aujourd'hui, il multiplie les recours devant les instances internationales contre le maintien arbitraire en déten-tion de son client.

 

LE MÉCONTENTEMENT CROISSANT A CRÉÉ UNE CONJONCTURE PROPICE À UN MOUVEMENT UNITAIRE.
II a notamment interpellé les autori-tés françaises et le président François Hollande, et il va saisir le groupe de travail sur la détention arbitraire du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme.

Jabha n'en est pas à sa première déception. Habitué à encaisser les coups, il continue à plaider sa cause et se tient debout face à une justice d ' apparat.

Le doyen des prisonniers politiques de Djibouti est connu pour son cou-rage et son abnégation. Il est de ceux qui n'abandonnent jamais. Jabha a rejoint les rangs du Frud aux pre-mières heures de la confrontation en 1991. Il a assumé des responsabilités au sein du Front et il était notamment chargé des relations du mouvement avec les masses populaires. Person-nage affable, il entretenait d'excel-lentes relations avec les laissés-pour-compte de l'arrière-pays. La population civile ainsi que les nomades du nord et du sud-ouest de Djibouti, soumis au blocus alimentaire et sani-taire depuis des décennies, voyait en Jabha leur protecteur. II s'est aussi illustré par son combat pour assurer un bon traitement des prisonniers détenus par le Frud, ce qui a fait dire à la Croix-Rouge internationale dans diffé-rents rapports que 'es soldats empri-sonnés par les rebelles n'ont souffert d' aucune forme de maltraitance.

Symbole de la résistance contre la dictature

II est aussi important de souligner que Jabha fait partie des combattants qu'évoque le chef d'état-major de l'armée française stationné à Djibouti et qui fait le récit des « combats chevaleresques » du Frud. 

Même derrière les barreaux et dans les pires conditions, Jabha reste digne. Il subit non seulement une détention arbitraire, mais aussi des menaces de mort. Cela ne diminue en rien sa soif de justice. Les échos qui lui parvien-nentjusqu'à sa cellule lui prouvent que son combat n'est pas vain et le réconfortent dans ses convictions...

Le maintien en détention de Jabha, un homme fier et libre penseur est un véritable déni de justice, le propulsant par contrecoup au rang de symbole de la résistance djiboutienne contre la dictature.

Des élections systématiquement truquées

Ismaël Omar Guelleh a organisé la dernière élection présidentielle, en avril 2016, pour son quatrième mandat, après avoir minutieusement préparé le terrain, en plaçant la Commission électorale nationale indépendante sous la tutelle du ministère de l'Intérieur. Il n'est pas étonnant dès lors que le président sortant ait engrangé plus de 87 %.

Ce « succès » n'a pas empêché son entourage de se déchirer aussitôt pour sa succession. La mise à l'écart du chef d'état-major de l'armée, le général Zakharia, et du directeur de cabinet du président, Ismaël Tani, est l'un des épisodes qui accentuent la lutte sans merci que se livrent les prétendants au trône. Les sorties intempestives du gendre de Guelleh, le ministre de la Santé Djama Okieh, complètent ce tableau en mettant en lumière le désordre qui règne au sein du pouvoir.

L' affaiblissement de l'Union pour le salut national (USN), provoqué par ses divisions internes lors de l'élection présidentielle, a laissé le champ libre au pouvoir. Il peut ainsi se consacrer totalement à la lutte contre le Frud, considéré comme la principale force de l'opposition.

Devant les échecs répétés des militaires face aux résistants du Frud, le pouvoir n'a eu d'autre choix que d'utiliser l' arme de la propagande et de mobiliser l'appareil médiatique. II n'a pas hésité à s'en prendre aux biens des civils (en détruisant des foreuses à Obock, et des voitures à Tadjourah) et à instrumentaliser les autorités coutumières afin de monter la population civile contre le Frud.

La grève de la faim de Djiboutiennes en mars, avril et mai 2016 à Paris et à Bruxelles, pour protester contre les viols de femmes à Djibouti, a abouti à une résolution du Parlement européen le 12 mai, condamnant fermement les viols et demandant une enquête internationale. Le Parlement européen a aussi demandé une enquête sur le massacre de Buldhuquo du 21 décembre, et une autorisation d'accès des ONG aux régions du nord et du sud-ouest.

En dépit d'une croissance économique de 5 %, la population n'a jamais été aussi pauvre. Le taux de chômage global atteint 70 %, alors que celui des jeunes (18-25 ans) dépasse 80 % de la population active. La situation sociale est explosive. Dans certains quartiers de la capitale, la malnutrition gagne chaque jour du terrain. Les habitants des zones rurales sont victimes du blocus alimentaire imposé par le régime, pour les punir de leur proximité avec le Frud.

Puisque le chef de l'État aborde les graves crises qui secouent le pays avec une incroyable désinvolture, c'est à l'opposition d' assumer ses responsabilités. ElIe doit préparer l'alternance démocratique, rechercher I' unité, dépasser les ambitions personnelles et mobiliser les secteurs les plus actifs de la société civile. Le mécontentement croissant a créé une conjoncture propice à un mouvement unitaire contre le pouvoir de Guelleh.

Djibouti menacé par la crise éthiopienne

En Éthiopie, la révolte des Oromos, Amharas et autres nationalités contre le régime tigréen, violemment réprimée, dure depuis plus de six mois et n'est pas près de s'éteindre. Elle risque au contraire de sonner le glas de ce régime répressif.

Djibouti est affecté à plus d'un titre, surtout lorsque l'on sait qu'il dépend du pouvoir éthiopien pour l'essentiel des approvisionnements en fruits et légumes, en khat, en eau, et même en énergie. Plus significatif encore, il dépend des taxes des importations éthiopiennes qui transitent par le port djiboutien, relié depuis quelques semaines par la nouvelle ligne de chemin de fer Addis-Abeba-Djibouti. Djibouti risque donc de perdre le soutien logistique et militaire de son grand frère contre ce qu'il considère comme ses ennemis intérieurs, y compris la résistance du Frud.

C'est dans ce contexte régional explosif que les acteurs internationaux s'affairent au chevet de l'entité djiboutienne, afin de lui éviter de tomber dans la catégorie des « États faillis ». Sa position hautemenf stratégique, permettant le contrôle des voies maritimes, notamment celle qui va du détroit de Bab el-Mandeb à celui de Malacca, intéresse bien des puissances mondiales. Djibouti abrite en effet des bases militaires française, américaine, nipponne et maintenant chinoise (base navale), qui rapportent de coquettes sommes aux caisses de l'État.

Dernier élément, et non des moindres, qui affecte la petite République de Djibouti : le conflit au Yémen. Ce pays est soumis à un véritable déluge de feu et de fer de I' Arabie saoudite et s es pays alliés du Golfe. Des milliers de Yéménites ont traversé le Bab el-Mandab pour se réfugier à Djibouti.
Djibouti : L'arbitraire à l'état pur



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