Les États qui se revendiquent comme les garants du droit international, tout en bafouant ostensiblement les principes fondamentaux de souveraineté, de non-ingérence et d’égalité
souveraine des nations, doivent être interpellés sur la portée juridique et politique de leurs agissements. En effet, ces principes, expressément consacrés par la Charte des Nations Unies notamment en ses articles 2, paragraphes 1 et 7 constituent le socle normatif de l’ordre juridique international contemporain. Or, force est de constater que nombre d’États, y compris certains membres permanents du Conseil de sécurité, s’en affranchissent de manière récurrente, sans en assumer ni les conséquences juridiques, ni les responsabilités politiques qui en découlent.
À titre d’illustration, l’intervention militaire unilatérale conduite en 2003 par les États-Unis et leurs alliés sur le territoire de l’Irak, en l’absence manifeste de toute autorisation préalable du Conseil de sécurité, constitue une violation flagrante de l’interdiction du recours à la force, énoncée à l’article 2, paragraphe 4, de la Charte. L’ancien Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, n’avait d’ailleurs pas hésité à qualifier cette intervention d’«illégale » au regard du droit international. Cette prohibition du recours à la force a été confirmée à plusieurs reprises par la Cour internationale de Justice. Dans l’affaire Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (CIJ, 1986), la Cour a jugé que les actions entreprises par les États-Unis, y compris le soutien logistique et militaire aux Contras, constituaient une violation manifeste de l’article 2, paragraphe 4. Elle a précisé que même une intervention indirecte par l’intermédiaire de groupes armés non étatiques portait atteinte à la souveraineté de l’État concerné.
De manière tout aussi préoccupante, l’opération militaire conduite en Libye en 2011, bien que formellement fondée sur la résolution 1973 du Conseil de sécurité, adoptée au nom de
la protection des populations civiles, a rapidement dérivé vers une entreprise de renversement du régime politique en place. Cette évolution, contraire à la lettre et à l’esprit de ladite résolution, s’apparente à une ingérence caractérisée dans les affaires internes d’un État souverain. Ce type de dérive, souvent justifié a posteriori par des constructions doctrinales
extralégales telles que l’« intervention humanitaire », a été dénoncé par une large part de la doctrine comme incompatible avec le cadre normatif onusien.
Dans l’affaire Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda, 2005), la Cour internationale de Justice a également affirmé, avec une fermeté sans équivoque, que l’intervention militaire de l’Ouganda sur le territoire congolais, opérée sans consentement ni autorisation du Conseil de sécurité, constituait une violation grave de l’article 2, paragraphe 4. Ce faisant, la Cour a réitéré l’interdiction absolue du recours unilatéral à la force, même dans un contexte de tensions ou de conflits transfrontaliers.
Par ailleurs, certaines puissances occidentales, tout en prônant l’adhésion universelle aux instruments juridiques multilatéraux, apportent un soutien politique, militaire et diplomatique à des entités qui s’en affranchissent ouvertement. Le cas d’Israël illustre cette contradiction normative de manière saisissante. Bien que disposant d’un arsenal nucléaire avéré comme le confirment plusieurs rapports non contestés, cet État persiste à refuser l’adhésion au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), échappant ainsi à tout mécanisme de contrôle, de vérification ou de régulation international. Cette posture, en contradiction flagrante avec les principes d’universalité et d’égalité souveraine qui sous-tendent le régime de non-prolifération, est non seulement tolérée, mais activement soutenue par certains États, au mépris des principes de droit qui fondent le TNP.
Simultanément, l’attitude des États-Unis à l’égard des juridictions pénales internationales traduit une volonté manifeste de soustraire leurs ressortissants à toute forme de responsabilité juridictionnelle. Lorsque la Cour pénale internationale (CPI) a envisagé l’ouverture d’une enquête sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité présumés commis sur le territoire afghan, y compris par des ressortissants américains, l’administration des États-Unis a adopté des mesures de rétorsion sans précédent, allant jusqu’à l’imposition de sanctions économiques et de restrictions de visas à l’encontre de hauts responsables de la Cour, dont la Procureure de l’époque, Mme Fatou Bensouda. Ces mesures, unanimement condamnées par la communauté juridique internationale, constituent une atteinte grave à l’indépendance et à l’intégrité fonctionnelle de la justice pénale internationale. Or, l’article 48 du Statut de Rome garantit expressément aux juges, procureurs et agents de la Cour les privilèges et immunités analogues à ceux prévus par la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques du 18 avril 1961, notamment son article 29 relatif à l’inviolabilité de la personne.
L’actualité dramatique dans la bande de Gaza constitue une illustration supplémentaire et particulièrement tragique de l’érosion de l’autorité normative du droit international, lorsque celui-ci entre en conflit avec des logiques d’alliance ou d’intérêts géostratégiques. En janvier 2024, la République d’Afrique du Sud a saisi la Cour internationale de Justice (CIJ) pour demander des mesures conservatoires à l’encontre de l’État d’Israël, sur la base de violations graves de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Dans son ordonnance du 26 janvier 2024, la CIJ a reconnu qu’il existait un risque plausible de génocide et a enjoint Israël à prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir la commission de tels actes, protéger les civils palestiniens et permettre l’acheminement de l’aide humanitaire.
Or, non seulement Israël n’a pas pleinement respecté ces injonctions juridiquement contraignantes, mais les hostilités militaires et les actions ciblées à l’encontre des infrastructures civiles, des hôpitaux, des camps de réfugiés et des agents humanitaires se sont intensifiées. De multiples rapports, émanant tant d’agences onusiennes que d’organisations indépendantes, font état de pratiques pouvant être qualifiées d’actes de génocide au sens de l’article II de la Convention. Le silence ou l’inaction d’une large part de la communauté internationale, face à cette entreprise d’anéantissement d’une population sous occupation militaire prolongée, constitue une faillite morale et juridique majeure. Elle discrédite davantage encore les mécanismes multilatéraux censés garantir l’universalité des droits humains, la protection des civils et l’effectivité du droit.
Le soutien inconditionnel apporté par les États-Unis à Israël y compris par l’usage répété du veto pour bloquer les appels au cessez-le-feu ou aux enquêtes impartiales alimente une
impunité de fait, qui contrevient aux obligations élémentaires du droit international humanitaire. En cela, les États-Unis s’exposent à des accusations de complicité, dès lors qu’ils continuent à fournir des armes, une couverture diplomatique et un appui politique à un État faisant l’objet de procédures judiciaires internationales pour actes potentiellement génocidaires.
Ce constat met en lumière une crise de légitimité et de crédibilité au sein même du système onusien. L’usage systématique et souvent abusif du droit de veto par les membres permanents du Conseil de sécurité paralyse toute initiative de régulation efficace des conflits, en particulier lorsque ceux-ci touchent directement ou indirectement aux intérêts géostratégiques de ces puissances. Le veto russe dans le contexte du conflit en Ukraine, tout comme les multiples vétos américains opposés à toute tentative de régulation ou de condamnation des violations graves du droit international humanitaire en Palestine, illustrent avec acuité cette logique d’obstruction institutionnelle.
Plus fondamentalement encore, la configuration actuelle du Conseil de sécurité révèle une iniquité structurelle criante à l’égard de certaines régions du monde, au premier rang desquelles figure le continent africain. En dépit de son poids démographique, de son rôle central dans les opérations de maintien de la paix, et de son importance géopolitique croissante, aucun État africain ne siège de manière permanente au sein de cet organe. Cette marginalisation institutionnelle, héritée de l’ordre post-1945, contrevient de manière flagrante au principe d’égalité souveraine des États (article 2, paragraphe 1, de la Charte) et prive les peuples africains d’une représentation équitable dans les processus décisionnels internationaux qui engagent pourtant directement leur sécurité, leur stabilité et leur développement.
Dans un tel contexte d’asymétries structurelles et de pratiques sélectives, il devient impératif pour les États du Sud global, et plus largement pour ceux qui demeurent attachés à la souveraineté, à la justice et à l’égalité juridique, de reconsidérer leur engagement dans certains instruments conventionnels internationaux. Le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, à cet égard, incarne un régime discriminatoire, consolidant de manière normative le monopole nucléaire d’un nombre restreint d’États au détriment des droits souverains des autres.
La dénonciation de ce traité, en vertu de son article X, constitue non seulement un droit internationalement reconnu, mais également un impératif politique et stratégique dans un contexte où le désarmement promis n’est ni réciproque, ni garanti, ni vérifiable. Cette dénonciation pourrait et devrait ouvrir la voie à une refondation des régimes juridiques internationaux fondés sur l’inégalité, l’arbitraire et l’impunité.
Dès lors, il devient de plus en plus difficile de conférer à l’Organisation des Nations Unies une légitimité pleine et entière, tant elle apparaît incapable d’assurer l’effectivité, l’universalité et l’impartialité du droit international. Cette situation appelle une refonte en profondeur des structures multilatérales existantes. Il ne saurait s’agir d’une simple réforme à la marge, mais d’une réinvention complète d’une architecture internationale politique, juridique, et, le cas échéant, sécuritaire fondée sur des principes objectifs, universellement contraignants et insusceptibles d’appropriation hégémonique.
En définitive, seule l’émergence d’un nouvel ordre juridique international, reposant sur l’égalité réelle entre les États, le respect mutuel de la souveraineté et l’effectivité du droit, est à même d’offrir des garanties crédibles de paix, de justice et de stabilité durables. Face aux dérives actuelles, il appartient à l’ensemble des États et des sociétés civiles engagées pour la paix et la justice de porter, ensemble, une vision rénovée du droit international non comme un instrument de domination, mais comme garantie ou socle d’un ordre mondial fondé sur la réciprocité, la transparence et la responsabilité.
Outman Ali Outman
Juriste-Politologue
Chercheur en droit international public
Enseignant à l’UFR-SJP -
Université Gaston Berger de Saint-Louis