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INTERVIEW

Pr Claude Abe : « Il faut construire une société où les gens s’acceptent avec leurs différences »


Alwihda Info | Par Abraham Ndjana Modo et Julien Efila - 21 Mai 2023


Le sociologue et enseignant à l’Université catholique d’Afrique centrale (UCAC) de Yaoundé se prononce, entre autres, sur les discours haineux, les conflits fonciers, qui menacent l’unité du Cameroun, au lendemain de la célébration de sa fête nationale.


Pr, au moment où le Cameroun vient de célébrer la 51ème édition du 20 mai, quel est l’état de l’Unité nationale dans le pays ?

L’unité nationale est entre construction et déconstruction. Construction parce qu’on ne peut pas dire que le Cameroun n’a pas fait du chemin là-dessus. Les Camerounais arrivent à vivre ensemble, avec une idée d’un commun. Il y a un certain nombre de dispositifs qui permettent l’intégration nationale de l’ensemble des Camerounais. Il y a un ensemble de mesures telles que la politique de l’équilibre nationale qui permet que les Camerounais de toutes les régions soient représentés. Il y a un certain nombre d’éléments qui permettent que le Cameroun reconnaisse ses communautés, tout en étant dans la République, à l’instar de la loi portant Code des collectivités territoriales décentralisées.
Aujourd’hui par exemple, on ne peut pas être maire de ville si on n’est pas ressortissant de cet endroit-là, etc. Cela permet qu’il y ait un équilibre de représentation des uns et des autres. On voit la promotion de cette citoyenneté là au niveau de diverses activités. Du sport par exemple. On voit la volonté de faire en sorte que les Camerounais se sentent à l’aise partout au Cameroun, à travers cette constitution qui permet à tous les Camerounais de s’installer là où ils peuvent. Maintenant, il y a un certain nombre d’éléments qui montrent que cet ensemble d’éléments présentés sont remis en cause. Voyez-vous aujourd’hui, il y a la montée en puissance du communautarisme,

L’unité nationale est-elle en péril au Cameroun ? Si oui quelles sont les menaces qui pèsent sur la cohésion sociale et le vivre ensemble ?
Peut-être pas un péril, mais il y a des bégaiements. Vous allez vous rendre compte qu’il y a un certain nombre d’individus extrémistes, communautaristes. Vous avez vu apparaitre des éléments comme les « Bamipower », « onze millions de nordistes » par exemple qui, en réalité, ne revendiquent pas l’alternance pour un Camerounais, mais pour un membre de leurs communautés. Ça montre là un rejet de la citoyenneté de type républicain qui est mis en cause. L’ensemble des memoranda qui sont mobilisés par des élites, de part et d’autres, montrent également des revendications qui ont un caractère ethno-régional. On voit aussi des dynamiques de fragmentation. Il y a l’attrait de l’ailleurs. Vous savez, depuis 2016, on connait au Cameroun la fameuse crise dite anglophone, avec des revendications souverainistes et autonomistes qui montrent un rejet de l’intégration nationale.
Egalement, toutes ces batailles qui se livrent entre les communautés. La dernière en date étant le conflit entre Arabes-Choa et Kotoko qui a vu des morts dans l’Extrême-Nord du Cameroun. La première menace est que, quand des gens vivent des frustrations de tout ceci, il peut y avoir des réactions. Souvenez-vous du cas du concert de Ben Decca interdit par la BAS en Europe, laissant la possibilité à Kareyce Fotso. Ça a failli dégénérer.
Sur le terrain médiatique par exemple, vous allez vous rendre compte que de nombreuses personnes se lèvent pour dire que trop c’est trop. Mais en réalité, on n’en est pas encore là. Les Camerounais montrent une grosse part de maturité. On n’est pas en face du chaos. Je pense qu’on est en train d’expérimenter au Cameroun ce que j’appelle, une citoyenneté cosmopolitique, c’est-à-dire fondée sur un référentiel qui fait de chaque Camerounais une pluralité irréductible. Un Homme pluriel.

Quelle appréciation faites-vous des termes autochtones et allogènes, au regard des remous constatés ces derniers mois à travers le pays, dans le domaine du foncier ?
Là aussi, il y a des discours de victimisation que j’appelle tribalisme de victimisation. C’est-à-dire, quand on dit que chaque communauté a un chez soi au Cameroun, c’est une réalité. La République n’a pas consacré la mort des communautés, plutôt, la Constitution les reconnait. Et les termes allogènes et autochtones sont des termes bien consacrés, qu’il ne faut pas voir la perspective du droit international. Le Cameroun a internationalisé ces deux notions.
Vous voyez au Cameroun, il y a des gens qui veulent instrumentaliser la Constitution pour dire en réalité que chaque Camerounais est partout chez lui au Cameroun. La Constitution ne le dit pas. Elle reconnait que chaque Camerounais a le droit de s’installer partout au Cameroun. Chaque Camerounais a le chez soi. Chaque communauté a un espace, une territorialité qui est reconnue. A mon avis, il s’agit d’une hypocrisie qui consiste à vouloir rejeter l’idée selon laquelle il y a des autochtones et des allogènes au Cameroun, le droit est clair là-dessus.

Pour vous, la notion de minorité renvoie à quoi exactement ?
Il y a effectivement des minorités au Cameroun. Lorsque vous regardez sur le plan linguistique par exemple, il y a plus de Camerounais qui s’expriment en français que ceux qui s’expriment en anglais. Et une société qui veut construire son unité nationale doit tenir compte de ces minorités. Une société qui se veut inclusive doit tenir compte de la représentation de ces minorités.
Il y a également des minorités quand on regarde les populations autochtones du point de vue de la convention des Nations Unies sur les peuples autochtones, les Pygmées et les Mbororo qui constituent des minorités du point de vue de leur mode particulier de vie. Il y a également ce qu’on pourrait appeler les minorités sociologiques. Elles ne coïncident pas toujours avec le poids démographique des catégories concernées. Par exemple, les femmes.

A l’heure de la démocratie et du multipartisme, doit-on encore parler d’équilibre régional ?
Je suis de ceux qui pensent qu’il faut repenser la politique de l’équilibre régional. Parce que, pour l’instant telle qu’elle est mise en œuvre, c’est une grosse escroquerie qui permet aux élites politiques administratives et économiques de se reproduire en réalité en lieu et place de la représentation de l’Etat.
Vous allez vous rendre compte que la plupart des élites préfèrent éduquer leurs enfants à Douala et Yaoundé, où les facilités d’accès à l’éducation sont plus pertinentes. Il est anormal et inconcevable que quelqu’un qui a fait ses études dans ces conditions de faveurs, soit en compétition avec quelqu’un qui n’a pas les mêmes conditions de faveurs. Ça déséquilibre les individus qui vont en compétition dans le cadre d’un concours administratif. Il faut revoir cette politique de l’équilibre régional, et faire en sorte que les Camerounais qui font leurs études dans les mêmes conditions soient en compétition.

En tant que sociologue, que dites-vous à l’endroit de ceux qui pensent que les regroupements ethniques favorisent le repli identitaire ?
Le tribalisme est une chose et la tribalité en est une autre. La tribalité est le fait de valoriser son référentiel et son identité ethnique, la culture qui est sienne. Et c’est tout à fait différent du tribalisme qui renvoie à la stigmatisation et à la discrimination des autres, en rapport avec leurs différences, à une volonté de démontrer que la culture et les référents culturels qui sont les siens sont supérieurs aux autres.
De mon point de vue, la tribalité en elle-même ne constitue en rien un problème. C’est l’usage qu’on peut en faire pour disqualifier, discriminer les autres qui peuvent devenir un problème. Même en entrant dans la globalisation, elle n’a jamais signifié la fin des cultures particulières. Nos référentiels culturels doivent donc être sauvegardés, mais pas utilisés pour discriminer, stigmatiser les autres de manière à faire une incorporation différentielle dans la société où on a les supérieurs, les inférieurs. Chaque culture se valant par ailleurs.

Selon vous, quelles sont les dispositions à prendre pour préserver la paix entre les ethnies, et partant la cohésion sociale ?
Il y a des dispositions à prendre qui sont à caractère répressifs. C’est-à-dire que ceux qui se rendent coupables de tribalisme, d’atteinte à l’intégration nationale et politique, doivent subir la dureté de la loi. De nombreuses lois existent là-dessus.
D’un autre point de vue, et c’est le second axe, travailler à une culture de la paix et de la tolérance, de l’acceptation de la diversité et de la différence. Il faut savoir que ces différences nous enrichissent, plutôt que de construire l’adversité entre les individus. Et cette éducation doit commencer dans les familles et se poursuivre dans l’ensemble des différents acteurs de la chaine éducative, à l’école, dans la société civile, etc. De mon point de vue, ça permettrait qu’on arrive à une société de pacification des rapports sociaux, et une société d’émulation où les uns et les autres peuvent se retrouver.
Il faut amener les Camerounais à pouvoir circuler à l’intérieur du Cameroun, en faisant connaissance des richesses qui sont celles du Cameroun, pour qu’on ne juge plus les individus uniquement sur la base des préjugés et des stéréotypes que nous pouvons avoir. Il faut donc arriver à construire une société où les gens s’acceptent avec leurs différences, comme étant plutôt des possibilités d’enrichissement des uns et des autres.



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