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Egypte : les apprentis sorciers de Tamarrod


Alwihda Info | Par - 20 Juillet 2013



Le Monde
Mahmoud Badr, membre fondateur de Tamarrod.

Ils ont l'âge où l'on refait le monde. Et ils l'ont refait. En quatre jours. Sans hésiter, sans transiger. Mahmoud Badr et ses complices, Mohamed Abdel Aziz et Hassan Shaheen, trois révolutionnaires égyptiens d'une vingtaine d'années, sont les tombeurs de Mohamed Morsi, le président issu des Frères musulmans. Ils sont les instigateurs de Tamarrod ("rébellion" en arabe), ce mouvement de protestation, qui a culminé dans les mégamanifestations du 30 juin et débouché le 3 juillet sur la destitution par les militaires du premier chef d'Etat librement élu de l'histoire de l'Egypte.

Un morceau d'histoire en fusion qui chamboule tout sur son passage. Comment un trio d'activistes à peine entrés dans la vie active a-t-il pu renverser le chef du plus peuplé des pays arabes ? Comment un mouvement vieux de quatre-vingts ans comme les Frères musulmans, maison mère de l'islamisme, s'est-il laissé piétiner par une bande de quasi-gamins ? Les dessous de ce coup d'éclat, qui est aussi un coup d'Etat, même s'il a été béni par la rue, ne seront pas connus avant de nombreuses années. Mais l'histoire des mutins de Tamarrod fournit des informations d'ores et déjà précieuses sur les ambitions et les ambiguïtés à l'origine de ce chambardement inouï.
Tout commence un soir de printemps, dans l'appartement de Mahmoud Badr, à Dokki, un quartier résidentiel du Caire. "Il y avait Hassan et Mohamed, se remémore-t-il. On échangeait des idées, on discutait sur la meilleure façon de relancer la révolution, de lui redonner son identité initiale, populaire et non violente." Agé de 28 ans, de petite taille, la peau mate et les traits juvéniles, Mahmoud Badr est rédacteur dans un des nombreux quotidiens privés, éclos après la révolution de 2011. Il a grandi à Shebin Al-Qanater, grosse bourgade du delta du Nil, dans une famille marquée par l'engagement politique du père, un avocat nassérien. Hassan et Mohamed, journalistes eux aussi, sortent du même creuset : la classe moyenne nassérienne.
Les trois jeunes gens se sont connus au milieu des années 2000. Ils militaient alors dans les rangs de Kefaya, le précurseur des mouvements révolutionnaires de 2011. D'inspiration nationaliste arabe, le groupement organisait des manifestations éclairs, vite réprimées par la police, pour dénoncer le despotisme d'Hosni Moubarak, la corruption de son régime et son asservissement aux Etats-Unis. Aux trois coups de la révolution, le 25 janvier 2011, Mahmoud, Hassan et Mohamed se retrouvent naturellement place Tahrir.
Ils seront ensuite de tous les combats contre le Conseil suprême des forces arm és, le cénacle de généraux qui dirige la transition post-Moubarak, accusé alors de faire le jeu des Frères musulmans. Le 18 décembre 2011, le jour où des militaires assaillent une manifestante à terre, la traînent par les vêtements et dévoilent son soutien-gorge bleu – une scène immortalisée par Youtube –, un jeune homme venu à son secours, se fait tabasser à coups de rangers. C'est Hassan Shaheen.
 
Arrive la présidentielle de juin 2012. Comme la plupart des petits soldats de Tahrir, Mahmoud Badr vote pour Mohamed Morsi au second tour. Un choix par défaut, destiné à barrer la route à son adversaire, Ahmed Chafik, un symbole de l'ère Moubarak. Mais la déception ne tarde pas. Peu charismatique, le nouveau chef d'Etat peine à s'élever au-dessus de ses origines partisanes. Le décret constitutionnel de décembre 2012, par lequel il s'octroie des pouvoirs extraordinaires, sonne l'alarme chez les jeunes révolutionnaires. Contre ces militants, qui crient au nouveau tyran devant les grilles de son palais, les islamistes envoient leur service d'ordre. Le sang coule. Le point de non-retour est atteint.
Dans le petit appartement de Dokki, les trois conjurés conviennent de lancer une pétition géante. Ils citent en modèle un précédent fameux : la collecte de signatures, qui, en 1919, avait permis au leader nationaliste Saad Zaghloul de s'imposer comme le négociateur avec l'occupant britannique. A la différence que cette nouvelle pétition n'est pas pour, mais contre un homme. En visant la barre symbolique des 15 millions de soutiens, soit 2 millions de plus que le nombre de suffrages recueillis par Mohamed Morsi au second tour de la présidentielle, Tamarrod espère le forcer à démissionner. "On imaginait une motion de défiance géante", dit Mahmoud Badr.
Beaucoup a été écrit sur l'élan suscité par cette campagne : les milliers de bénévoles qui battent le pavé en province ; les sacs remplis de pétitions qui remontent jusqu'au quartier général de Tamarrod, 5, rue Ma'arouf, dans le centre -ville du Caire ; le total des signatures qui gonfle inexorablement jusqu'à atteindre le score – parfaitement invérifiable – de 22 millions, à la veille de la manifestation du 30 juin.
DES SOUTIENS HAUT PLACÉS
Ce que l'on connaît moins, ce sont les soutiens haut placés dont a bénéficié le mouvement. A travers sa chaîne de télévision et le quotidien Al-Masri Al-Yom , dont il est l'un des principaux actionnaires, le milliardaire copte Naguib Sawiris, magnat des télécoms égyptiens et farouche opposant aux islamistes, offre à Tamarrod une publicité gratuite. Il met également à la disposition de ses responsables le réseau des bureaux du parti des Egyptiens libres, qu'il a fondé dans la foulée de la chute de Moubarak. "Notre salle d'opération, le 30 juin, depuis laquelle nous avons observé la progression des cortèges anti-Morsi, dans toute l'Egypte, se trouvait au siège de ce parti, à Héliopolis", révèle Mohamed Heykal, l'un des cadres de Tamarrod.
Mohed Doss, un cadre de Tamarrod.
Selon Moheb Doss, un autre responsable de la campagne, le trois-pièces de la rue Ma'arouf, est prêté par Hicham Bastawissi, un célèbre magistrat réformateur. Une figure de la gauche égyptienne, Mamdouh Hamza, patron d'un florissant groupe de BTP, finance l'achat du papier et l'impression des millions de pétitions. "J'ai aussi organisé des soirées de collecte de signatures en présence de personnalités, raconte-t-il. J'ai conseillé les chefs de Tamarrod sur leur stratégie médiatique et leur feuille de route politique." Les chaînes les plus regardées du paysage médiatique égyptien, presque toutes hostiles aux frères musulmans, à l'instar de CBC, Al-Hayat et Dream, n'ont aucun mal à ouvrir leur antenne aux porte-parole de la contestation. Dans les jours précédant l'échéance du 30 juin, Mahmoud Badr et ses compagnons interviennent non-stop sur les ondes satellites.
Faut-il en conclure que Tamarrod doit son succès à une opération de sabotage délibéré de la présidence Morsi ? Les foulouls, ces ex-barons du régime Moubarak, n'ont-ils pas tiré quelques ficelles en coulisses, profitant de leurs accointances au sein des services de sécurité ? Cette thèse compte un certain nombre d'adeptes, parmi les sympathisants islamistes. Mais elle s'appuie aussi sur le fait que les coupures d'électricité, qui étaient quasi quotidiennes avant le 30 juin, alimentant la colère de la population, ont cessé aussitôt après le renversement de Mohamed Morsi, de manière inexpliquée.
Mohamed Heykal, chargé des opérations de terrain de Tamarrod, récuse cette "théorie du complot". Il concède toutefois que les rassemblements du 30 juin ont attiré de nombreux nostalgiques de l'époque Moubarak, mus davantage par un sentiment de revanche que par de nobles idéaux politiques. "Nous avons réussi à réconcilier ces deux populations : les foulouls et les révolutionnaires, dit-il, sans ciller. Les gens sont intelligents. Ils ont compris que le véritable problème, c'est les Frères musulmans. Avec eux, le combat est culturel. Ils obéissent aux valeurs de la confrérie alors que nous obéissons aux valeurs de l'Egypte. Il faut régler cette question. La réforme, ça viendra après."
Mohamed Heykal, un cadre de Tamarrod.
Dimanche 30 juin, à 17 heures, un communiqué de l'armée estime le nombre de protestataires dans la rue à 14 millions. Un point de plus que son score de 2012 : le sort de Mohamed Morsi est scellé. Depuis plusieurs jours déjà, les militaires ont pris contact avec les rois de l'agit-prop. Des messages discrets ont été échangés afin de garantir le bon déroulement de la journée du 30. La rencontre officielle intervient mercredi 3 juillet, en début d'après-midi, quelques heures avant l'expiration de l'ultimatum lancé par l'armée au président. Mal rasés, en jean et baskets, Mahmoud Badr et Mohamed Abdelaziz se retrouvent face au ministre de la défense, le général Abdel Fatah Al-Sissi. "Il nous a annoncé son intention d'organiser un référendum sur le maintien de Morsi au pouvoir. Nous avons rejeté cette proposition, en lui expliquant que le peuple égyptien n'accepterait pas une demi-mesure pareille, qu'il voulait le départ du président et que le peuple étant le commandant en chef de l'armée, celle-ci devait se soumettre à sa volonté."
Quelques heures plus tard, le souhait des insurgés est exaucé. A la télévision, le général Al-Sissi annonce le remplacement du président par le chef de la Cour constitutionnelle, Adli Mansour, conformément à la feuille de route de Tamarrod. Au même moment, la police coupe l'antenne de trois télévisions islamistes et arrête plusieurs cadres des Frères musulmans. Le lundi suivant, l'armée ouvre le feu sur un sit-in islamiste, tuant une cinquantaine de personnes. En bon nassérien, allergique aux barbus, Mahmoud Badr n'est pas ému outre mesure par cette vague de répression. "C'est une manoeuvre des Frères, qui se drapent dans la position du martyr, pour discréditer notre révolution populaire", dit-il. L'admirateur de Gamal Abdel Nasser et de Charles de Gaulle pense déjà à son prochain objectif : devenir président, ni plus ni moins. "L'âge minimal pour se présenter est 40 ans, ça me laisse un peu de temps."



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